vendredi 26 février 2010

Le grand passage de Cormac McCarthy



"Car ce qui est profondément vrai est vrai aussi dans le coeur des hommes et nul récit ne peut en contrefaire la vérité. C'était donc cela son idée. Si le monde n'est qu'un récit qui d'autre que le témoin peut lui donner la vie ? Pourrait-il trouver ailleurs son existence ? Telle était de plus en plus sa vision des choses. Et il commençait à voir en Dieu une terrible tragédie."



N'étant pas férue de littérature américaine, la lecture de La route en 2009 avait été un vrai saisissement. Le lecteur est frappé de plein fouet par la force de l'écriture, de l'histoire, des dialogues. Les phrases sont réduites à leur essentiel et c'est parce qu'elles sont épurées à l'extrême qu'elles sont si fortes. Il est vrai qu'il y a dans La route une vraie synchronisation entre la nudité des mots et celle de l'intrigue : dans un monde chaotique au bord du néant et où l'humanité survit sans espoir, cette écriture drastique se trouvait parfaitement justifiée.

On retrouve ce style tout à fait marquant dans Le grand passage, le deuxième opus d'une trilogie dans laquelle McCarthy explore "les confins". Il s'attarde ainsi dans le territoire à la frontière des Etats Unis et du Mexique : grandes contrées sauvages, déserts et montagnes, bush et forêts enneigées. Si la nature est sauvage, elle l'est moins que l'homme, qui ressort dans toute sa violence et sa complexité. Mais également dans tout son humanisme et sa perplexité face au monde qui l'entoure.
Le grand passage a des accents de récit initiatique au début : le lecteur suit le jeune Billy Parham, fils de fermiers américains, qui un jour, ne pouvant se résoudre à tuer une louve prise dans l'un des pièges qu'il a tendu avec son père, décide de la ramener de l'autre côté de la frontière, de là où elle vient. Variation sur le thème de croc-blanc. La suite du récit est jalonnée de rencontres fortes et pleines d'enseignements pour le jeune homme de seize ans, et pour le lecteur qui le suit. Réflexions et questions sur le sens de la vie, sur les épreuves que nous envoie dieu pour nous tester (que l'on croit en son existence ou non), sur la fatalité, le destin, le lien entre l'homme et la nature, l'homme et la société... Un roman riche, très riche, à l'écriture puissante. Une vrai force littéraire ressort de chaque page tournée. Avec comme thème dominant la liberté insaisissable, la confrontation entre les aspirations humaines et les murs contre lesquels elles se fracassent violemment. Les longues pages de descriptions ne doivent pas effrayer le lecteur, les considérations auxquelles elle mènent valent vraiment le détour.

Le grand passage, de Cormac McCarthy, éd de l'Olivier, 1994

lundi 22 février 2010

Salvatore, de Nicolas de Crécy (Tomes 1, 2 et 3)



"Est-ce que tu crois qu'en Amérique Latine les mâles sont plus virils qu'en Europe ? A ton avis, une trop longue absence peut-elle entraîner, comment dire?... Une sorte d'oubli ?... Comme une image qui s'efface ?"



Sur Nicolas de Crécy, j'avais un avis partagé. Des dessins parfois sombres, au trait brouillon, prétentieux, un peu violents même. Mais il est également un talentueux narrateur, aux univers poétiques et au dessin parfois sublime. Un auteur difficile à aborder donc, mais certaines de ses bandes-dessinées me disaient explicitement que j'avais tout intérêt à continuer à m'y pencher avec attention.

La sortie du tome 3 de Salvatore, Une traversée mouvementée, était l'occasion de se plonger dans les deux précédents tomes et de découvrir à travers les aventures loufoques de Salvatore, un condensé de ce qui fait que l'on aime de Crécy.

Salvatore est un chien garagiste, qui se nourrit exclusivement de fondu savoyarde, empêtré dans un projet de "mécanique amoureuse", destiné à retrouver l'amour de sa jeunesse, la belle Julie. Cette dernière est une petite chienne blanche issue d'une famille de diplomates qui a du déménager en Amérique Latine. Le destin de Salvatore croise celui d'Amandine, une énorme truie myope et bonne poire, qui donne naissance à treize porcelets sur un toit de Paris. Les destins croisés de ces deux protagonistes vont nous amener à traverser l'Europe, rencontrer des vachettes artistes conceptuelles ou encore l'assistant de Salvatore, un petit humain aux grandes lunettes toujours caché derrière sa "machine" (un ordinateur connecté à Internet).

Ces trois tomes nous offrent le plaisir de retrouver des personnages étranges, mi-humains mi-animaux, avec un graphisme vraiment abouti, des couleurs très belles, et un rythme et un sens de la narration très réussis. Les personnages sont attachants, souvent bourrés de défauts et toujours drôles.
Pas d'essoufflement en vue à la fin du troisième tome, on attend avec impatience le quatrième.



Salvatore, Tomes 1 2 et 3, de Nicolas de Crécy, éd dupuis, 2009

vendredi 19 février 2010

Les Mémoires de Casanova investissent la BNF



"Sa prodigieuse imagination, la vivacité de son pays, ses voyages, tous les métiers qu’il a faits, sa fermeté dans l’absence de tous les biens moraux et physiques, en font un homme rare, précieux à rencontrer, digne même de considération et de beaucoup d’amitié de la part du très petit nombre de personnes qui trouvent grâce devant lui". Charles-Joseph de Ligne



On a appris hier qu'après de rocambolesques rebondissements, la Bibliothèque Nationale a acquis un manuscrit exceptionnel de Giacomo Casanova. Il s'agit de L'histoire de ma vie, rédigé entièrement en français par le fameux séducteur italien. L'acquisition a été signée par le ministre de la culture lui même. Frédéric Mitterrand a ainsi marqué l'importance et la rareté d'une telle acquisition le 11 février dernier. Une telle possession a pu être possible grâce à l'apport d'un mécène anonyme et très généreux, qui a déboursé 7 millions d'euros.

L'histoire de l'édition des Mémoires de Casanova commence à la mort du vénitien libertin, écrivain, diplomate, bibliothécaire, en 1798. Il lègue ce manuscrit de plus de 3700 pages à son neveu. Les enfants de ce dernier le confient en 1821 à l'éditeur allemand Brockhaus-Plon. Commence alors un périple qui s'arrêtera en 1960, lorsque cette même maison publie pour la première fois la version des Mémoires originaux.

Un texte qui fait rêver collectionneurs, casanovistes et autres amoureux des livres. L'ensemble est apparemment très riche, truffé de détails inédits, rassemblant l'ensemble des conquêtes de cet impénitent séducteur (il en compte 122, dont sa propre fille !). On a envie d'aller se plonger dans ce vieux papier, couvert de ratures, de phrases rayées et de l'écriture serrée du célèbre libre penseur. Il s'agira d'être un peu patient, apparemment la BNF compte numériser au plus vite ce manuscrit, et organiser d'ici 2011 une exposition pour présenter l'oeuvre dans son contexte. En attendant, on peut se replonger dans Casanova de Fellini, pour s'imprégner de ce personnage truculent.

dimanche 14 février 2010

The autobiography of a mitroll T2, Is dad a troll ? de Bouzard



"Ha non mon gars ! Désolé de te décevoir mais je ne suis pas ton père! Même si j'avoue que ta mère était une sacrée belle poulette !"


Voici la suite des aventures de Guillaume, parti à la recherche de son père, un troll qui serait caché dans la forêt de Brocéliande. Dans "Is dad a troll ?"On reprend l'histoire là où on l'avait laissée, et Bouzard y ajoute quelques ingrédients loufoques : elfes, trolls, garagistes armés, touristes allemands et bigoudène taciturne. L'intrigue est plus aboutie que le tome 1, avec un peu moins de temps morts et des répliques amusantes, et un humour toujours présent. Ce qu'on aime : la façon dont l'absurde et le réel sont intriqués.

Cependant, une fois encore, la sauce ne prend pas : on voit où l'auteur veut nous emmener, on comprend les ficelles qui sont tirées pour nous y amener, on a envie d'y croire, mais malgré tout on ne se laisse pas prendre complètement par l'histoire. Bouzard cherche à nous plonger dans un univers absurde, mais les longueurs et les trous dans le scénario empêchent le lecteur de se sentir vraiment entraîné. C'est une question de rythme, souvent trop précipité, parfois vraiment languissant.

Reste que l'on retrouve dans ce tome 2 ce qui fait le charme du premier tome : un dessin simple et efficace, et la liberté prise par rapport aux espaces. Les dessins ne se limitent pas aux cases, ils dépassent, s'étalent, ce qui crée une vraie continuité au sein d'une planche. On a certains panoramas proches du cinéma qui font le petit plus de Bouzard.

The autobiography of a mitroll, Tome 2 - Is dad a troll ?, de Bouzard, éd Dargaud, 2009

vendredi 12 février 2010

Gainsbourg (hors champ), de Joann Sfar



"Je ne veux pas qu'on m'aime mais je veux quand même"





Joann Sfar nous avertit au début de son livre : "dans l'idéal, j'aimerais bien qu'on voit d'abord le film avant de plonger le nez dans ces carnets. je crois que ces dessins n'ont d'intérêt que dans le rapport dialectique qu'ils entretiennent avec le film".
Et en effet, pour ne pas se perdre dans ce pavé de plus de 400 pages, le lecteur a plutôt intérêt à avoir vu le film "Gainsbourg Vie héroïque" au préalable. Car Gainsbourg hors champ, ce n'est pas vraiment une bande dessinée. Ce n'est pas non plus un simple carnet de croquis ou un story board : c'est un savant mélange de tout ça, brouillon, coloré, poétique.
Nous plongeons dans un univers de planches désordonnées, aux formats variables, et on y ressent une vraie liberté. Le carnet de route de Joann sfar est baigné de poésie, de sensibilité, et l'on y côtoie les univers de deux artistes : Serge Gainsbourg et Joann Sfar. La cohabitation est réussie. En parcourant les pages, le lecteur se sent privilégié de pouvoir observer le processus de création du film, de se voir livrer brutes et sans détours les réflexions d'un artiste sur un autre artiste, de voir se confronter les questions d'un dessinateur face au cinéma. On y trouve en vrac des scènes qui ne seront pas tournées, des citations du grand Serge, des prises de note à la va vite, des portraits, des croquis, des impressions...

On voit Sfar travailler les détails : costumes, ambiances, textes, dialogues. Gainsbourg hors champ met sur papier les coulisses de l'écran. Le lecteur a le droit de pénétrer l'esprit de Sfar le réalisateur et c'est une sensation grisante. On partage avec lui la confusion naissante qui opère quand Serge, Jane et les autres commencent à se fondre dans les acteurs qui les incarnent (on retiendra surtout l'impressionnant Eric Elmosnino et la touchante Lucy Gordon). On y comprend les questions posées par le passage de la BD au cinéma : quelle complémentarité entre le septième et le neuvième art, quelles accointances ?

Les planches se succèdent, inégales, dans un fouillis d'aquarelles, de traits noirs, de croquis et de textes. On apprécie le trait épais et forcé de certains dessins, leur force. Quelques pages font penser à des planches de tendances, où les couleurs en vrac et les mots dispersés tentent de définir une ambiance.

Attention cependant : Gainsbourg hors champ n'est pas à lire d'une traite, on frôlerait facilement d'indigestion. Non, il convient plutôt de le feuilleter, sans s'imposer une lecture suivie, mais en s'octroyant la liberté d'aller d'une scène à une autre, de revivre certains moments du film, ou d'en étudier la genèse. Et pour ne rien gâcher, le livre est vraiment un très bel objet.



Gainsbourg (hors champ), de Joann Sfar, éd Dargaud, 2009

lundi 8 février 2010

Avec l'iPad, Apple fait une entrée fracassante sur le marché du Netbook.




"I don't have to change myself to fit the product. It fits me"


Ca y est, après un suspens magistralement orchestré et une campagne marketing comme on les aime, Steve Jobs a enfin présenté la semaine dernière son petit dernier: l'iPad. Avec cette tablette tactile multifonctions, Apple entre sur le marché du livre numérique. Retour sur une sortie enthousiasmante.

C'est le 27 janvier dernier que Steve Jobs a présenté devant un parterre de médias impatients l'iPad, tablette numérique ultra fine, portable, savant croisement entre l'ordinateur portable et le iPhone.

Les critères techniques qui séduisent ? Un processeur apple, un écran tactile de 9,7 pouces, 10 heures d'autonomie, une déclinaison en plusieurs versions (wifi ou 3G, allant de 16 Go à 64 Go), et un accéléromètre intégré (qui permet le passage immédiat du format portrait au format paysage).

En termes d'usages, il semble très maniable, léger, et on attend avec impatience de tester la fluidité de l'utilisation, qui paraît être toujours très intuitive - n'oublions pas qu'il s'agit de la signature de la marque.
SI les usages ne sont pas révolutionnaires - le iPad reprend en effet en majorité les fonctions combinées sur un ordinateur portable et un smartphone - c'est justement l'aspect multifonctionnel qui est terriblement attrayant.

Mais c'est évidemment en s'introduisant avec sur le domaine du livre numérique qu'Apple fait fort. L'iPad est en effet un netbook à part entière, entièrement utilisable du bout des doigts, promettant ainsi une expérience proche de celle du livre papier.
Et avec son écran tactile, son choix d'affichage du texte en couleur ou en noir et blanc et sa légèreté (680 grammes!) le iPad a manifestement de quoi faire de l'ombre au Kindle d'Amazon.

De plus Apple annonce mettre à disposition une bibliothèque numérique en ligne, un iBook Store sur le modèle de l'iTunes Store. On y trouvera dans un premier temps des ouvrages provenant des éditions Hachette, Penguin, HarperCollins, Simon and Schuster, MacMillan... On a cependant pas plus d'informations pour l'instant concernant le prix des livres numériques, ou le choix en termes de langues ou d'oeuvres proposées.
Mais la promesse d'un système qui pourrait être aussi performant que celui mis en place pour iTunes a de quoi allécher le chaland.

iPad d'Apple, à partir de 499 dollars, en vente à partir de mars 2010

mercredi 3 février 2010

La confusion des sentiments, de Stefan Zweig



"Quant à moi je ne pouvais pas bouger, j'étais comme frappé au coeur. Passionné et capable seulement de saisir les choses d'une manière passionnée, dans l'élan fougueux de tous mes sens, je venais pour la première fois de me sentir conquis par un maître, par un homme ; je venais de subir l'ascendant d'une puissance devant laquelle c'était un devoir absolu et une volupté de s'incliner."



Il est de ces titres de livres qui suscitent directement l'admiration. La confusion des sentiments. En trois mots, Stephan Zweig nous plonge sans détour dans le vif du sujet. Doutes, tourmente, souffrance, délectation, désir : la ronde capricieuse des sentiments est décrite dans ce court roman avec une précision, un réalisme et une sensibilité remarquables.

L'histoire est celle d'un vieux professeur, R. de V. qui au soir de sa vie revient sur sa jeunesse et la rencontre décisive qui bouleversa son existence. Celle qu'il eut tout jeune étudiant à l'université avec un professeur fascinant, son "maître", qui le plongea dans les affres de la création et de la connaissance. Cet homme érudit, passionné, excellent professeur, cache cependant un lourd secret. Le jeune R. de V. tente de le mettre à jour et ce faisant se confronte aux sentiments les plus conflictuels qui puissent être donnés à l'aube de sa vie d'homme.

Stephan Zweig a un réel talent pour décrypter avec méticulosité la naissance des sentiments, l'obsession, la vénération. Il sait effleurer avec finesse les tabous, les choses cachées, ces sentiments à peine ressentis qu'ils s'envolent et laissent seulement une trace derrière eux, telle la fumée qui trahit le feu qui brûle. On ne peut que saluer l'intelligence avec laquelle il traite d'un sujet réellement audacieux pour son époque. L'homosexualité est ainsi devinée en filigrane tout au long du livre, mais avec une profonde telle délicatesse et vérité.

On a cependant parfois des difficultés à comprendre les élans excessifs du jeune garçon, son attitude de jeune vierge énamourée, et on est souvent dérouté par les proportions que peuvent prendre ses réactions. Il y a peut être un décalage entre l'époque de l'histoire et celle du lecteur, qui fait que l'on a souvent du mal à réellement se sentir concerné par les affres du narrateur. Si pour certains l'absence de rationalisation dans les histoires de Zweig constitue son point fort, il est pour moi clairement une faiblesse dans ce récit.
Par ailleurs, on a souvent l'impression que la traduction trahit le lyrisme original des mots allemands pour former des phrases à rallonge. Le résultat quelque peu pompeux du passage de la langue allemande à la langue française n'est pas forcément des plus heureux.
Mais la fin du récit est plutôt magistrale dans son genre : le dénouement et toute la passion, le trouble et la souffrance qu'il porte est admirable. On y retrouve avec fébrilité les questions du poids de la société et de la morale, du regard des autres, et de la difficulté de vivre dans le secret.

Quant à l'histoire, elle met avec brio le doigt sur l'ambiguïté d'une relation entre hommes, s'interrogeant sur les pulsions, et l'ambivalence de la relation maître/élève. On frôle les hautes sphères de la création intellectuelle, celles dans lesquelles les esprits se retrouvent et où les corps sont frustrés de ne pouvoir connaître une telle fusion.

La confusion des sentiments, de Stefan Zweig, éd Le livre de poche, 1927