"Je ressentais de la pitié, une sympathie douloureuse en mettant mes pas dans ceux de cet homme errant sans but, année après année, replié sur son absurde secret qu'il ne pouvait confier à personne et que personne ne devait connaître sous peine de mort. Puis je pensais aux enfants, aux photos de leurs corps prises à l'institut médico-légal : horreur à l'état brut, qui fait instinctivement fermer les yeux, secouer la tête pour que cela n'ait pas existé."
Il était grand temps de lire L'Adversaire après avoir vu le film qu'en avait tiré Nicole Garcia en 2001.
Je me souviens avoir été fascinée par le fait divers tragique dont l'histoire est tirée : celle du faux docteur Jean-Claude Romand et de sa famille assassinée. La première fois que j'en ai entendu parler, c'était dans le "Nouvel Obs" qui traînait sur la table du salon, là où mon père l'avait laissé ouvert à la page où un article revenait sur le drame. C'était en 1993, quelques semaines plus tôt un notable de province tombait le masque, et dévoilait la noirceur la plus trouble que peut porter l'homme en son sein.
Jean-Claude Romand a vécu dix-huit ans durant une double vie, sans jamais éveiller le moindre soupçon chez sa femme, sa famille, ses amis les plus proches. Le 9 janvier 1993, il tue sa femme Florence, ses enfants Caroline et Antoine, ses parents, tente de tuer sa maîtresse en vain, puis essaie de se suicider.
Cette tragédie est le point de départ d'une enquête qui va révéler rapidement l'immense imposture qu'est la vie de Jean-Claude Romand. Il s'avère qu'il n'a en fait jamais passé ses concours de médecine, qu'il n'est pas professeur à Dijon et encore moins chercheur à l'OMS, qu'il a détourné les fonds financiers de sa famille pour vivre et que pris au piège dans sa toile de mensonges et de tromperie, acculé, il opte pour le meurtre des siens.
Ce qui est fascinant dans cette histoire, c'est effectivement le personnage de Romand. Un homme profondément "gentil" selon son entourage, calme, taiseux, cultivé, désireux de bien faire et d'être bien vu. Comment le mensonge a-t-il commencé ? Pourquoi avoir laissé la spirale s'emballer quand il était encore temps d'avouer ses fautes ? Comment la solitude, les heures vides, la mise en scène permanente ont-ils peu à peu rongé cet homme fragile psychologiquement ?
C'est avec pudeur et humilité qu'Emmanuel Carrère dresse le portrait d'un meurtrier dans toute sa faiblesse, sa folie, son désespoir. Il entre non sans crainte dans l'histoire de cet homme qui a tué tous ses "êtres aimés", incapable d'accepter la vérité, ne sachant plus s'il existe même une vérité, ancré depuis trop longtemps dans le mensonge. La gageure est de taille pour Carrère : l'histoire de Romand reprend nombre de ses propres obsessions, et encore une fois, le réel et la fiction sont si étroitement imbriqués que la prise de recul nécessaire est souvent difficile à respecter. Mais il réussit le tour de force avec brio.
Ce que j'aime décidément chez Carrère, c'est son honnêteté vis à vis du lecteur. Il ne cache pas sa fascination pour ce drame, son attirance qui le dégoûte et l'on sent la mise en danger qu'engendre cette confrontation, la difficulté à ne pas plaider la cause de l'assassin. Carrère est intrinsèquement lié à son livre, il s'y exprime à la première personne, et le lecteur se sent impliqué à ses côtés. Une sensation rare en lecture, qui y apporte une force inhabituelle.
Sans pour autant tomber dans un style journalistique, il décrit avec une précision quasiment mécanique les journées de Romand, il tache d'imaginer, de reconstruire, de comprendre "ce qui dans une expérience humaine aussi extrême m'a touché de si près et touche, je crois, chacun d'entre nous".
Ce livre a été difficile à écrire, il faudra à Emmanuel Carrère plusieurs années pour se décider à le faire, pour finalement le terminer en 1999, six ans après le procès de Jean-Claude Romand.
L'adversaire, d'Emmanuel Carrère, éd POL, 2000
je n'ai jamais vu le film, j'avais adoré la livre, à voir peut être!
RépondreSupprimerPas mal, mais je n'ai pas été totalement convaincu par le roman, qui ne décrit pas assez certains points importants (les journées du bonhomme à ne rien faire, sa crainte quotidienne d'être démasquée...). Au final, j'ai préféré le film, plus oppressant.
RépondreSupprimer