mardi 8 juin 2010

Mémoires de la jungle, de Tristan Garcia




"Pour l'heure, Doogie, tu es moins qu'un animal et tu n'as plus grand-chose de l'humain. Comment, oh ciel qui rit de moi qui pleut, comment toi, Doogie pleurnichard, iras-tu jamais plus loin qu'un presque rien?"


On l'attendait depuis longtemps... Tristan Garcia nous avait littéralement soufflés avec sa "Meilleure part des hommes", son premier roman qui avait raflé le prix de Flore en 2008. Le jeune auteur nous offrait à l'époque une chronique polyphonique des années sida en France, étonnante de maîtrise, qui fut l'une des révélations de la rentrée littéraire.

Changement total de décor pour son second livre, Mémoires de la jungle. Ici tous les repères sont chamboulés : le narrateur est un chimpanzé éduqué, qui vit à une époque éloignée de quelques siècles de la notre, une époque où les hommes ont conquis l'espace, éduqué l'animal et où la terre dépeuplée au profit d'autres planètes habite quelques populations parsemées de scientifiques et ethnologues. Doogie, le narrateur, est un chimpanzé mâle, élevé comme un petit garçon dans une famille de scientifiques : Doogie s'habille, dort dans un lit, parle le langage des humains et a renié la part animale qui est en lui. Jusqu'au jour où suite à un accident de navette qui le ramène sur terre, il se retrouve perdu dans la jungle et contraint de renouer avec ses instincts primaires refoulés. Doogie vit un dilemme philosophique et éthique difficile : retrouver sa condition animale pour survivre, au détriment de l'humanité qu'il avait acquise. Autour de ce retour à la Nature, Tristan Garcia tisse les thèmes de la culpabilité, de la mémoire, de la morale, de la part de l'animal qui sommeille en nous, de la force des acquis mais également des instincts. Il dresse une fable qui oscille habillement entre science-fiction et philosophie.

Tristan Garcia réalise également une prouesse stylistique incroyable en choisissant comme narrateur un singe, jouant ainsi sur les niveaux de langage.
Un exercice osé et courageux, difficile cependant à suivre pour le lecteur. La lecture nécessite en effet une concentration rare. Mais on ne peut qu'admirer l'écriture ainsi inventée par l'écrivain : il joue avec les codes, mélange une oralité naïve et empreinte de néologismes à une langue très sophistiquée. "Le goût de l'odeur des fibres du fruit était dans ma bouche du délice, puis j'ai essuyé mes babines en fermant les yeux, j'ai lavé à la flaque mes mains et le ventre plein, oh bonheur de la j-Jungle, la Nature n'est-elle pas faite parfaite? j'ai fait comme monsieur Gardner le dimanche dans la civilisation la sieste en dormant les doigts croisés sur la poitrine (...). J'ai aimé la Nature, Janet, pardonne-moi".
Cette langue nous guide dans une quête de l'animalité, loin de la civilisation qui nous forge. Expérience déroutante.

Mémoires de la jungle, de Tristan Garcia, éd Gallimard, 2010

2 commentaires:

  1. Un thème franchement original. L'extrait m'effraie un peu, j'ai peur de ne pas accrocher au style mais je note dans un coin, peut-être pour une sortie en poche.

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  2. Je l'ai dévoré avec passion, c'est fort documenté et très fin.
    On ne tombe jamais dans la facilité des clichés sur les animaux.
    A recommander sans réserve!

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