lundi 18 janvier 2010

D'autres vies que la mienne, d'Emmanuel Carrère



"A quelques mois d'intervalle, la vie m'a rendu témoin de deux événements qui me font le plus peur au monde : la mort d'un enfant pour ses parents, celle d'une jeune femme pour ses enfants et son mari. Quelqu'un m'a dit alors : tu es écrivain, pourquoi n'écris-tu pas notre histoire ?"



D'autres vies que la mienne c'est avant tout un écrivain, Emmanuel Carrère, qui est spectateur de deux drames consécutifs dans sa vie personnelle, et qui décide de prêter sa voix à ceux qui les ont vécus. C'est une histoire grande, belle, constituée des existences banales et pourtant terriblement humaines de différents individus qui ont un point commun : l'irruption d'une catastrophe dans leur vie. Maladie, handicap, mort : l'auteur revient sur leurs conséquences désastreuses mais également sur les incroyables solidarités que ces tragédies révèlent.

Une petite fille, Juliette, meurt emportée par le tsunami qui frappe le Sri Lanka. Emmanuel Carrère est témoin du drame que vivent les parents de la fillette. Quelques mois plus tard, c'est sa belle soeur, nommée Juliette elle aussi (terrible coïncidence) qui succombe à un cancer foudroyant, laissant derrière elle trois enfants et un mari aimant. L'écrivain va alors se faire témoin : "c'était une commande, et je l'ai acceptée".

On est renversé par l'écriture toujours juste, fluide, d'une simplicité feinte qui porte un sujet aussi lourd que le drame de la perte. J'apprécie particulièrement l'énonciation à la première personne et la présence sincère de l'auteur tout au long du récit. Loin de tomber dans le style froid du documentaire, ce mode d'écriture apporte une proximité avec les personnages et une force émotionnelle intense.

Certains passages sont tout bonnement bouleversants, difficiles à lire, d'une beauté et d'une force rares : ce n'est pas tant le style qui nous épate (l'auteur sait rester épuré), mais le propos. Carrère tombe toujours juste, n'est jamais voyeur, il se contente de retransmettre, d'adopter le bon point de vue, celui qui nous plonge dans le récit. Le texte est intense, fort d'une compassion qui ne tombe jamais dans la facilité du pathos. L'auteur réussit cet équilibre difficile, il sait toucher sans avoir à sortir l'artillerie lourde.
Il ne cherche pas à faire pleurer mais réveille les larmes, c'est toute l'intelligence de son écriture.

Les angoisses personnelles d'Emmanuel Carrère trouvent un écho dans celles des personnes qu'il rencontre. Les discussions, les échanges, et l'écriture lui permettent de les exorciser petit à petit. On sent dans le livre un mouvement lent mais certain vers la délivrance et le bonheur.

D'autres vies que la mienne, c'est aussi une histoire de justice. L'auteur nous plonge dans l'univers d'un petit tribunal d'instance dans l'Isère, où deux juges éclopés tentent de faire respecter les droits et la dignité des plus démunis. Si au début on ne comprend pas trop ce que cette histoire vient faire là, elle se trouve rapidement justifiée par l'amitié qu'elle a fait naître, le goût du combat, la vie de Juliette et d'Etienne. Les combats et victoires menés dans les couloirs du tribunal font écho aux luttes vitales engagées par les personnages tout au long du récit.

Ce livre est bouleversant d'humanité, et la force de caractère des personnages (on a du mal à les appeler "personnages", car comme le rappelle l'auteur, dans son livre, "tout y est vrai") déteint sur le lecteur pour donner des accents d'optimisme. Peut être justement parce que Juliette, Patrice, Delphine, Jérôme et tous les autres existent ou ont existé, ce livre résonne en nous longtemps après avoir fini la dernière page.

D'autres vies que la mienne, d'Emmanuel Carrère, éd P.O.L, 2009

3 commentaires:

  1. Ce livre ne m'a jamais vraiment tentée mais ton billet est très convaincant et il pourrait même me faire changer d'avis. Je pense toutefois attendre la sortie en poche.

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  2. Ce livre a été un de mes coups de cœur de l'année dernière! Bouleversant, vraiment!

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  3. Quel enthousiasme! J'étais déjà convaincue mais ton billet va encore accélérer un peu plus ma lecture de ce roman!

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