"L'étudiante avait viré au gris-bleu, non qu'il fît particulièrement froid. "Quelle misère, songea-t-il en se penchant sur elle et l'attrapant sous les aisselles, le coeur serré. Quelle tragédie c'était, quand on y pensait. Fauchée si jeune. Comme c'était absurde. Comme c'était révoltant. Et comme c'était un vilain tour qu'on lui jouait à lui aussi. Comme c'était un sale tour qu'on lui jouait d'avoir fait claquer cette cette pauvre fille sous son toit, dans son lit. Pourquoi ne lui avait-on pas mis un poignard entre les mains, pour faire bonne mesure ? Comme c'était rude."
L'histoire commence comme un épisode de Californication : un séduisant professeur d'université quinquagénaire, écrivain raté, accroc à la cigarette et ne disant pas non à une bonne bouteille, ramène chez lui à vive allure une de ses jeunes étudiantes. L'histoire se corse dès le lendemain matin, quand la jeune Barbara ne se réveille pas, "la fille était froide comme un jambon, déjà presque grise". Notre héros, Marc, ne se laisse pas démonter et va se débarrasser du corps au fond d'une crevasse dans la forêt à coté de chez lui. En moins de dix pages, l'intrigue est posée, Philippe Djian ne ménage pas son lecteur. Reste que ce dernier est vite perdu, ne sachant à quoi il a affaire : un récit initiatique, un polar, un roman psychologique ? Et puis on lâche les amarres, et on accepte la règle du jeu, sans poser de questions, en laissant les personnages prendre les devants pour nous.
Marc tombe en effet amoureux de la mère de Barbara, une relation enfin mature qui remet en question le fragile équilibre qu'il a établi avec sa soeur Marianne. Les deux frères et soeurs, aux relations ambiguës, vivent dans une même maison, isolée dans la forêt, travaillent tous les deux à l'université et ont un sens aigu du sacrifice pour l'autre. C'est la relation la plus intéressante du livre, ces deux personnalités énigmatiques et peu sympathiques, on sent une folie à demi mots entre ces deux là, folie qui prend ses racines dans leur enfance. Des flash back glacés et vifs comme des éclairs font ainsi leur apparition et nous montrent une jeunesse violente, une mère cruelle, et nous laissent pressentir une fin peu heureuse.
Quant à Marc, il agace, son flegme, son apologie de la cigarette en permanence, sa façon de compliquer des situations simples, sa mesquinerie, sa naïveté de grand enfant, sa faiblesse aussi. L'histoire prend des détours inattendus, sans crier gare. Philippe Djian ne s'embarrasse pas d'explications, encore moins d'éclaircissements. Il laisse deviner, plonge le lecteur dans le flou, le laisse démêler l'histoire et l'interpréter à sa guise. Pour les non initiés à l'auteur, l'exercice peut s'avérer délicat, voire ennuyeux. Mais le style virtuose est là, l'humour noir, la fausse désinvolture et la noirceur angoissante et pesante.
Reste une belle réflexion sur le métier d'écrivain, sur le travail de l'écriture, comme si Philippe Djian se rappelait à lui même les règles qu'il devait respecter au fil de son roman : à savoir ciseler le rythme, les couleurs, les sonorités. Il maîtrise ainsi avec perfection une narration du non-dit, du flou, de la suggestion, jusqu'à une fin pour le moins explosive.
Incidences, de Philippe Djian, éd Gallimard, 2010
Le flou, la suggestion, j'aime bien ! Cela marchait bien aussi dans le précédent roman de Philippe Djian, Impardonnables...
RépondreSupprimerJe n'ai jamais réussi à m'attaquer à un Djian... mais le pitch de celui-ci me plait bien. En as tu un particulier à recommander pour commencer ?
RépondreSupprimerDjian ne fait pas dans l'interprétatif, c'est certain. On se laisse prendre par l'ambiance, ou pas, par des personnages qui n'ont rien de lisse et de convenu et surtout par cette écriture si travaillée.
RépondreSupprimerC'était ma première lecture de Djian, je ne peux donc pas en recommander d'autre (pour l'instant) ! Reste qu'à mon avis Incidences n'est peut-être pas le meilleur pour approcher l'auteur. Comme le dis Ys, on se laisse entraîner ou non, et à mon avis c'est un auteur à creuser et à laisser décanter, pas forcément facile au premier abord mais très (très) riche.
RépondreSupprimerJe n'ai encore jamais lu cet auteur, mais j'ai très envie de le découvrir!
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